« Oublier Gabriel » par Karine Yoakim Pasquier

Oublier Gabriel c’est choisir de se rappeler. Se souvenir de cette période si particulière de l’adolescence avec ce qu’elle contient d’ambivalent : la force exponentielle indissociable de la violence des sentiments. Les premiers émois si puissants, le désir d’appartenance à un groupe et toutes les thématiques liées à ce dernier : l’effet de masse, le harcèlement, le racisme, la bêtise, la cruauté.  L’auteur réussit comme le dirait Leïla Slimani : « à écrire à hauteur de ses personnages.» En effet, nous ne nous mettons pas dans la peau d’adolescents, mais revivons bel et bien cette temporalité avec eux. La subtilité des ressentis contraste avec la brutalité des faits ou des relations amoureuses idéalisées. La trame haletante nous mène jusqu’au bout du livre sans effort sur un rythme délicieusement saccadé. La plume se caractérise par la délicatesse de la description des émotions mises en contexte. Même si l’ouvrage se défend de se fondre dans le genre de l’autobiographie, il pourrait surfer sur le trend de l’autofiction presque de l’auto sociobiographie façon Ernaux, nous proposant de faire renaître une époque, une région et ses coutumes, au travers de musiques, de particularités langagières, de médias ou encore d’évènements culturels typiques. Les années nonante dans une Riviera pas si lisse ressuscitent grâce aux personnages de Louise et de sa bande. Un exercice de mémoire qui apaise les maux du post-traumatique et met en abyme la double fonction de l’écriture : entre déconstruction et réparation.   

Toujours les mèmes

à nos pères, fans de la théorie mémétique dawkinienne et du mimétisme girardien.

Hyper connectés, nous subissons avec une délectation presque écœurante la vague des mèmes. La charge virale que nous participons à gonfler avec un entrain volontaire ou une résignation conscientisée, se révèle bien plus puissante qu’aucun autre gouvernement en place, allant jusqu’à tous les impacter. Que ceux qui critiquent les suiveurs de mode jettent la première pierre de la pensée préformatée, car désormais le « mainstream » et « le contre – pouvoir » nous sont proposés tout cuit comme la thèse et l’antithèse d’une rhétorique que nous ne savons plus pratiquer.

La propagande n’a plus besoin de fondement idéologique tant est si bien qu’elle se construit à présent sur des algorithmes que nous nourrissons, nous dictant les discours à tenir, la posture à choisir, les comportements à adopter, quoi, comment consommer, pour qui voter. Notre inconscient collectif s’affiche au grand jour comme une trace hypravisible n’ayant pourtant plus jamais valeur d’empreinte ; tout s’efface inexorablement, au fur et à mesure, au détriment de la prochaine vague du sujet en vogue sur laquelle nous allons plus ou moins bien surfer.

Le contenu de nos conversations semble tristement prévisible, il en va de même de nos attitudes. Grégaires nous sommes, grégaires nous suivons, grégaire je suis, c’est si bon, hyper mimétisme quand tu nous tiens. Captons la tendance, soyons « in ». Comme pour coller à la politique de « quotas » tout y paraît, influenceuse des influenceurs ; la parole officielle et son pendant la théorie du complot, sa version pathétique, humoristique et moraliste. La voilà la déferlante classique d’une série de mèmes qui s’avère à l’origine de la contagion de la maladie d’une opinion, qui sous des allures polymorphes, n’est rien d’autre que tristement uniforme.

Il serait prétentieux, immature et illusoire d’imaginer pouvoir s’en extraire sans créer d’autres mèmes. Toutefois, avoir conscience de notre fonctionnement vis à vis de ceux-ci, en discerner certains contours, tenter de comprendre l’impact qu’ils ont sur notre esprit, est absolument nécessaire, impérieusement salutaire pour ne pas trop participer à reformer sans cesse, inéluctablement un système stagnant qui se mord la queue, mimant le mouvement du progrès.

Et si parler d’autre chose était le nouveau libertarisme ?

« Inside-Out »

On a le choix du non choix. On est dedans mais on peut toujours opter de river ses yeux sur la porte fermée, sa poignée soigneusement évitée, désinfectée à outrance par des mains rêches d’être trop lavées, ou bien regarder par la fenêtre. Une question de prisme toujours, de perspective. Une pièce sans porte, et alors ? Sans fenêtre, c’est la claustrophobie assurée. Le monde presque entier, s’avère actuellement fermé à double tour : « confiné » ; adjectif atroce, asséné partout de manière éhontée et répétitive ne sortant jamais sans son pote le nom : « confinement » et son antonyme dorénavant censé être porteur d’espoir : « déconfinement ». On a le sentiment que l’on parle de sardines en boîte, d’un processus obscur de cuisine complexe mais non, il s’agit bien de nous dont on glose. Blague ou cauchemar ? Nous voilà donc bien emballés, enrubannés pour les mieux lotis, mis en boîte pour les autres, obéissants ou rebelles, tous ou presque : confinés.

Nous sommes dans une ère qui donne raison à nos pires tendances névrotiques débutant par la simple et commune pathologie d’hypocondrie aux tocs de propreté, s’achevant par nos peurs humaines profondes et fondamentales du manque, de la perte, de la solitude, de la maladie, de la mort.

Il fait pourtant beau dedans, la lumière rentre dans l’appartement, l’air frais aussi. En arrière fond du bruit anxiogène des ambulances, les oiseaux chantent. On aurait envie de sortir, mais non. Les autres, c’est dangereux. Le monde est dangereux. L’extérieur est dangereux. « Stay safe », slogan que l’on entend à tout va, comme s’il y avait un moyen de rester en sécurité à jamais, ou peut-être justement à l’abri du risque dans sa chambre bien cloisonnée, à l’abri d’absolument tout, même de la vie.

« La fenêtre sur le monde », une expression qui à l’époque désignait la télévision. À présent, nous avons internet ; des articles à foison aux titres racoleurs véhiculant une terreur mêlée à un pathos crasse et puis, pour décompresser, des vidéos comiques sur le sujet ou alors une star montrant de quelle manière elle s’occupe savamment à ne rien faire ; exhibitionnisme du vide. Platitude abyssale mais encouragée puisque validée par l’extérieur aspiré, intériorisé par ces réseaux « sociaux », seule sociabilité acceptable désormais. Serait-elle moins contagieuse ? Épidémiologiquement parlant, sûrement…

Ensuite, il y a le « télé-travail », censé instituer un rythme, nous donner l’impression d’un « faire comme si ». Comme si on pouvait remplacer le contact humain, comme si la numérisation de la société allait de soi. Il suffit de s’adapter, vivre avec son temps. Cette sauce là, c’est pour ceux qui ont de la chance, car le personnel soignant, les caissiers, les livreurs, eux, sont confinés dans l’air vérolé de l’extérieur. « Exposés », comme on dit. Enfin, évoquons les grands perdants : impossible d’être « indépendants » sans les autres. L’indépendance paie le prix fort de sa solitude et se terre ainsi dans son propre paradoxe.

Ici et maintenant, le soleil brille, la nature foisonne, les insectes fourmillent, on pourrait même, si on est privilégiés, pas malades, dans un lieu de vie assez grand, avec le bon compagnon dans une situation correcte, se dire que la vie est belle. Cela fait beaucoup de conditions à remplir car compte-t-on parmi les personnes à risque les gens précaires psychologiquement, ceux qui par exemple vivent avec un conjoint violent, les êtres vraiment seuls sans personne pour leur faire les courses ? Les listes de fragilités ne se résument pas à un état de santé. Entre ceux qui kiffent et ceux qui galèrent, il y a tous les autres qui sont « entre parenthèse » ; les célibataires qui se réjouissaient de faire de nouvelles rencontres, ceux qui n’ont pas pu rentrer de voyage ou qui venaient de se faire licencier etc.… Les situations instables se retrouvent toutes comme en double pause.

Comment s’y prendre donc pour exister autrement qu’à travers le regard des autres ? Peut-être intégrer cette distanciation forcée pour mieux se regarder en face et redécouvrir la dimension véritable de ce que l’on appelle la vie intérieure, pas celle qu’on prend on photo pour se montrer encore pertinent aux yeux des autres, celle qui s’éprouve au fond de l’être. Devenir un porteur sain de sa propre intimité. Développer les anticorps de ses faiblesses.

Ici et maintenant, s’acharner à respirer au mieux pour assurer le « plus tard ». Intégrer le risque pour le dépasser. Sortir des injonctions paradoxales permanentes : « tout est danger mais soyez sécures».  Sortir du cadre étriqué de son ordinateur. Choisir de regarder par sa fenêtre et se couper des réseaux nocifs haineux ; lire, relire les journaux, écrire, peindre, chanter, danser, marcher, cuisiner, créer puisque pour ne pas mourir il nous faut bien nous rappeler de vivre. 

Regarde par ta fenêtre, tu te rappelleras par le reflet que la vitre te renvoie, mêlé du paysage de ton horizon et de ton intériorité que tu es plus vivant que tu ne le crois.